Gabriel DESHAYES

Sa Spiritualité

F. Yves-Jean Labbé

Troisième partie:

C)Humilité

Confiance et humilité sont indissociables ; nous venons encore de le constater en nous attachant surtout jusqu'ici à la première de ces deux vertus. Quant à l'HUMILITÉ - avec ses harmoniques: l'amour de la PAUVRETÉ et des pauvres, de la SIMPLICITÉ, de la "petitesse" - Gabriel Deshayes les a également cultivées avec une sorte de prédilection. Et il s'est efforcé d'en pénétrer ses dirigés, ses fils et filles spirituels.
Par conviction, en disciple du Christ et de l'Évangile, s'il accepte les charges et responsabilités que la Volonté de Dieu lui propose et s'en acquitte avec un zèle brûlant, il fuit aussi résolument honneurs et distinctions, même les plus légitimes, attachés normalement, par exemple, à ses titres de vicaire général ou de supérieur, de fondateur. Tous ses biographes ont aimé raconter son "entrée solennelle"(!) à Saint-Laurent après son élection ... Il a compris en profondeur et il vit le mot de son Maître : "Je suis venu non pour être servi mais pour servir" ou encore: "Dites, nous sommes des serviteurs inutiles". Comme tous les saints, il se défie des ruses de l'orgueil, et, "à malin malin-et-demi", il met à les déjouer tout son bon sens paysan, son humour et sa rude énergie.
On a lu plus haut la Dédicace de l'ouvrage de l'abbé Laveau : cet intime du Père a été frappé par cet aspect de son héros; de même ses autres admirateurs. Les adversaires de Gabriel Deshayes eux-mêmes, ceux-là à qui il dut s'opposer, au moins pour un temps - un Mgr Soyer, un Mgr de Guérines, un M. Angebault, des confrères de tendances jansénistes ou gallicanes, des administrateurs civils ... - se rendirent finalement, bien plus qu'à ses arguments, à son HUMBLE et si cordial DÉSINTÉRESSEMENT : qu'il fasse front, qu'il résiste ou se retire, ce n'est que pour essayer de faire la Volonté de Dieu, pour la gloire de DIEU SEUL.
Sa vénération pour le Vicaire du Christ, pour les évêques s'inspire de cette même humilité.
Son style écrit lui aussi, simple et direct, habituellement bref, parfois abandonné lorsqu'il raconte pour faire plaisir (lors du voyage de Rome, par exemple) est à l'image de sa personnalité.
Sa conversation semait la joie, l'entrain, la bonne humeur. On la recherchait beaucoup parce qu'il ne s'y "recherchait" pas lui-même.
Il fut un grand orateur populaire: les fidèles reconnaissaient vite dans ses catéchèses, ses prédications paroissiales ou de missions, de retraites, la voix du "vrai Pasteur" ; ses Petits Frères, ses Sœurs, ses Confrères, la voix d'un Supérieur empli d'un seul souci le Règne de Dieu, leur sainteté.
Toute sa vie de PAUVRETÉ, d'abnégation, d'héroïque charité garantissait d'ailleurs cet enseignement. Des gens de Paimpont d'abord mal disposés en avaient fait la vérification. Peu de curés morbihannais, note Langlois, ont manié autant d'argent', brassé autant d'affaires; on savait qu'il donnait tout et jusqu'à ses propres vêtements - La brave Jeannette, sa gouvernante d'Auray, en était souvent désespérée! - Il quittera sa cure aussi pauvre qu'il y était entré 79 et, quand il mourra, Saint-Laurent, il sera heureux de ne rien posséder personnellement.
Peu de fondateurs, de supérieurs religieux ont été plus exigeants, plus rigoureux pour la pratique de la pauvreté, du renoncement ; mais son exemple entraînait, son exquise charité, HUMBLE et souriante adoucissait les plus rudes privations.
Autre forme d'abnégation plus profonde encore: Passer à d'autres, franchement et de plein gré, la direction d'œuvres que l'on a créées: Gabriel Deshayes l'a fait en quittant sa paroisse d'Auray pour la Vendée ; en confiant à Jean-Marie de la Mennais le supériorat habituel et effectif des Frères de Bretagne, à M. Angebault celui des Sœurs de Saint-Gildas, au délégué de l'évêque de la Rochelle celui des Frères Agriculteurs ...
Ne lui a-t-on pas reproché de trop entreprendre ! Nous l'avons entendu: "Ne laissez aucune bonne œuvre sans la faire". Et M. Angebault confiait au P. de la Mennais: "M. Deshayes est excellent; mais, préoccupé d'une multitude d'affaires, il ne peut, et je crois qu'il n'est pas dans sa manière, de les finir"80.
Ce jugement - après tant d'autres critiques qu'il connaissait bien - n'eût pas troublé le bon Père Deshayes. Avec sa totale simplicité, ne confessera-t-il pas, à la fin de sa course: "Je suis très étonné du peu que j'ai fait". Mot qui évoque pour nous le célèbre "Davantage !" du film "Monsieur Vincent" - Vincent de Paul, l'un de ses modèles préférés.
A une époque où tout était à rebâtir, et les ouvriers si peu nombreux, le "charisme" de Gabriel Deshayes ne fut-il pas surtout de "lancer" ? De lancer, avec le discernement d'un génie et d'un saint, œuvres paroissiales et sociales, missions et retraites, enseignement populaire ou spécialisé pour les vocations, les aveugles, les sourds-muets, soin des prisonniers, etc. "Moi, je fais le bien 81, répondait-il tranquillement, tant pis pour ceux qui le déferont! Mais il disait aussi:
"Je commence, d'autres achèveront et perfectionneront " 82.
Nous ne penserons pas pour cela que le Père se contente de l'à-peu-près, du bricolage. "Terriblement exigeant" - en même temps que très bon et compatissant - quand il s'agit de perfection religieuse, de pauvreté, d'humilité, l'aurait-il été moins pour le service des frères à secourir, les diverses formes d'apostolat?
S'il ne peut attendre ni faire attendre devant les urgences, les appels, les cris de toutes les détresses - et cela caractérise en effet son zèle-, il ne cesse de travailler ensuite, simplement, humblement, l'amélioration de ce qu'il a entrepris. C'est typique pour l'enseignement des sourds-muets, des aveugles : voyages et consultations de célébrités en ce domaine, choix d'initiateurs et stages de perfectionnement pour ses sujets, souci de
l'organisation matérielle, etc. L'abbé Laveau, lui-même spécialisé dans cette branche, nous documente abondamment. Mais cette attitude d'authentique HUMILITÉ, ce besoin du toujours mieux, Gabriel Deshayes l'éprouve dans tous les secteurs de son action. Ceci explique bien sa recherche de collaborateurs, et la joie qu'il ressent à leur confier de larges responsabilités.
D'ailleurs, expliquait-il encore, « quand on a commencé une bonne œuvre, il est bon de la confier à d'autres mains, c'est le secret de n'avoir pas de vanité (..). En laissant aux autres plus de liberté d'action, on les met plus à même de réussir. »
Nous connaissons l'admirable collaboration des deux supérieurs généraux de Ploërmel ; l'affection, le dévouement indéfectible du P. Deshayes pour ses "Petits Frères de la Mennais".
Pour "Saint-Gildas", lui-même a sollicité l'aide de M. Angebault.
Celui-ci y exerce le supériorat habituel et journalier; et il le fait avec son tempérament, sa forte personnalité, ses vertus et un talent que le Fondateur admire, tout en souffrant parfois de certaines décisions, de certaines orientations. "Nous gouvernons de concert, écrit le P. Deshayes à son correspondant romain, M Angebault s'en occupe beaucoup plus que moi: ce dont je m'applaudis tous les jours 83",
Ses Missionnaires ont expliqué, avec admiration et reconnaissance, la façon de commander, humble et charitable, de leur Supérieur, et comment il savait obtenir leur ranche coopération. Il s'est toujours associé
très vite, et en dépit d'une première formation nécessairement sommaire, Petites Soeurs et Petits Frères dans l'organisation et le gouvernement de ses Instituts: à Beignon comme au noviciat d'Auray ou à Saint-Laurent 84.
On a même dit que Gabriel Deshayes "ne fut fondateur que malgré lui" 85.

En un sens, très beau d'ailleurs, c'est exact: Il souhaitait voir les Frères des Écoles Chrétiennes - qui se relevaient de la Grande Révolution - prendre en charge tout l'enseignement catholique populaire. C'est seulement devant la réponse négative de leur Chapitre de Lyon qu'il bâtit son propre Institut.
De même, il essaiera de joindre ses Filles de Beignon à la Congrégation des Filles du Saint-Esprit; les événements - pour lui signes de la Providence - l'amenèrent ici encore à fonder les Petites Sœurs de l'Instruction Chrétienne.
Et, nous venons de le voir, il ne "s'accrochera" point à ce titre de fondateur ni aux honneurs qui pouvaient s'y rattacher. Et l'histoire a mis du temps avant de lui rendre vraiment justice. Je ne résiste pas ici au plaisir de signaler une bien douce et sympathique ironie ou revanche de cette histoire religieuse :
Alors que Gabriel Deshayes n'a jamais songé à s'attribuer la fondation des Sœurs de l'Ange Gardien 86- et certains de ses biographes hésitent, en effet, à la lui concéder -, le Vénérable P. Ormières, leur fondateur indiscuté, et sa Congrégation avec lui ont toujours reconnu et honoré le P. Deshayes comme 'leur Père et Vénérable Fondateur'.
Dans ses multiples implantations de Maisons, Gabriel Deshayes veillait rigoureusement à ne jamais concurrencer d'autres œuvres, toujours prêt quant à lui à s'effacer. Loin de lui toute idée d'accaparement, d'annexion. "Dieu seul!". C'est pourquoi on le consultait si volontiers.
Cet esprit d'HUMILITÉ a fait de lui un grand AMI DES PAUVRES, de tous les pauvres. Enfant, "il donnait tout ce qui lui tombait sous la main" ; ses bons parents laissaient faire: "Ce que Gabriel donne par la porte, constataient-ils dans leur solide foi de chrétiens, nous rentre par la fenêtre".
Et ses derniers soucis de mourant seront encore pour ses enfants les plus nécessiteux.
Cette charité a caractérisé le curé d'Auray. Il s'employait méthodiquement au soulagement de toutes les misères : mendiants et pauvres honteux, prisonniers, victimes des guerres, chômeurs, analphabètes, orphelins, sourds-muets ... Mais aussi pécheurs à réconcilier et tous ceux qui souffraient en leur cœur; toujours disponible pour accueillir, confesser, visiter, consoler, prêcher. Ni la fatigue ni l'état déplorable des chemins, ni même les baïonnettes ne pouvaient alors l'empêcher de porter secours.
Ses congrégations prolongeront cet apostolat.
Et parmi tous ses disciples comme parmi les bénéficiaires de leur dévouement, les prédilections du Père iront toujours aux plus "pauvres" ; sœurs et frères convers ou "de travail", malades et affligés, orphelins, aveugles et sourds-muets ...
Ecoutons encore, directement de sa bouche ou transmises par ceux et celles qui les recueillirent pieusement, quelques-unes de ses consignes favorites
"Le bon Père Gabriel Deshayes s'efforçait de maintenir tout le monde dans l'esprit d'obéissance et d'HUMILITÉ. 'Vous ne ferez rien, répétait-il souvent, vous ne ferez aucun bien réel, si vous n'êtes pas humbles 87."
Il le répète en effet, et avec insistance, aux Petits Frères en retraite à Josselin, fin août 1822, alors que leur Institut prospère et vient de recevoir l'approbation royale: "Si l'HUMILITÉ n'est pas à la base de toutes vos actions ; si vous, qui êtes les premiers de cette petite Société, vous n'êtes pas établis sur l'humilité, vous ne réussirez point, votre Congrégation tombera... Soyez HUMBLES, mes Frères, et ne vous étonnez pas de m'entendre vous répéter si souvent ces paroles. Ne l'oubliez jamais; l'HUMILITÉ sera votre force. Tant que vous serez humbles, vous ferez le bien. .. Autrement, malgré tous vos efforts, Dieu ne vous bénirait pas, et vous ne subsisteriez pas." J
Jean-Marie de la Mennais partageait et partagera de plus en plus la même conviction que l'on retrouve dans nos premières Règles signées des deux Fondateurs. Et leurs "Petits Frères" seront des humbles au service privilégié des plus petits et des pauvres, 88 en France et dans les colonies.
Petits Frères de Bretagne ou de Vendée, Petites Sœurs de Beignon, tous et toutes furent "fondés" sur la confiance en "Dieu Seul", sur l'humilité, la pauvreté.
Dans la Règle primitive des Sœurs de l'Instruction Chrétienne, le Père avait introduit un chapitre sur la candeur et la simplicité:
"Ces deux vertus doivent faire (leur) caractère (distinctif). Vertus rares et difficiles (…) redevenir comme de petits enfants" 89.
S'inspirant de François d'Assise, il avait décidé qu'elles porteraient le nom de "Petites Sœurs", et il souhaitait surtout qu'elles aient toujours dans le cœur le sentiment de leur petitesse:
« 0 mes chères enfants, la belle et grande Mission qui vous est confiée ! Vous avez été ou vous êtes destinées à avoir entre vos mains le prix de tout le sang de Jésus-Christ (..). Mais si vous voulez obtenir des succès toujours plus consolants, ne sortez pas de l'idée de votre bassesse ; regardez-vous toujours comme de PETITES SOEURS; comme la dernière des sociétés religieuses; mais, en même temps, persuadées que Dieu aime à se servir des moyens les plus faibles pour procurer sa gloire ... » 90.
Dans cette réponse du 3 janvier 1838 aux vœux de la Communauté de Saint-Gildas, nous retrouvons les trois notes de zèle, d'humilité et de confiance.
Quelques jours avant sa mort, bénissant l'une de ces "Petites Sœurs", il ajoutait: "Recommandez bien à vos chères Sœurs l'esprit de PAUVRETÉ et de SIMPLICITÉ, l'amour des pauvres, la pratique de toutes les vertus religieuses" 91.
Annonçant le décès du Fondateur à la Congrégation, M. Angebault comme la Mère Marie-Thérèse reprend ont ces novissima verba 92.
Le choix même du Poverello d'Assise comme patron des Frères Agriculteurs indiquait l'idéal qui leur était proposé.
Quant aux Missionnaires et Filles de la Sagesse, ils retrouvaient en Gabriel Deshayes, "cet extraordinaire Supérieur", et à un degré éminent toutes les vertus que leur souhaitait le R de Montfort, très spécialement l'humilité, l'abandon total à la Volonté de la divine Providence, qui assurent la liberté parfaite "des brûlants apôtres des derniers temps", avec une dévotion toute filiale à Marie, Modèle accompli de cet esprit: "Je suis la
petite servante du Seigneur; qu'il me soit fait selon ta parole. 93
Bon Père Deshayes, puisse la Sainte Église proposer un jour - jour que nous souhaitons peu éloigné - toutes vos venus à notre imitation ! Dès aujourd'hui, près de Dieu et de Notre-Dame, continuez à demander pour chacun de nous, vos fils et filles très aimés, cet ESPRIT qui fut le vôtre et que vous souhaitez pour nous !

F. Yves-Jean Labbé

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79. Cf. Langlois, op. cit., p. 370, 377.
80. Lettre du 30 mars 1836, arch. des FICP, carton 117.
81.
Crosnier, op. cil., t. II, p. 400.
82.
Idem, t. II, p. 377-378.
83.
Lettre du 8 janvier 1837.
84.
Projet de sociétés diocésaines pour l'instruction élémentaire dans les campagnes et etites villes, et "associées" aux F.E.C. Ce plan, écarté au Chapitre de 1816, ne reçut pas meilleur accueil du T.H.F. Gerbaud en 1818. Cf. Études mennalslen-nes, n? 5, p.29.
85.
Crosnier, op. cit., 1. II, chap. XXIII, p. 309.
86.
Cf. Documents de la Fondation, p. 615, 757 ... Ces "Documents", imprimés en 984, forment un volume bilingue (espagnol, français) de 951 pages, complété par un hors texte de 32 pages (cartes géographiques).
87.
Lettre du Frère Hippolyte au Frère Augustin, 1er mai 1868. Arch. des Flï.P, carton 80.
88.
Baudu, op. cit., p. 435.
89.
Idem, p. 120.
90.
Idem, p. 432.
91.
Crosnier, t. II, p. 333-334 ; Baudu, p. 416.
92.
Cf. ci-dessus, p. 17.
93.
Crosnier, op. cit., t. II, p. 285.