Gabriel DESHAYES

Sa Spiritualité

F. Yves-Jean Labbé

Deuxième partie:

L'HOMME, LE PRÊTRE, ET LE SAINT
Son apparence physique

Nous Déjà, on l'a dit, les maîtres de Gabriel, séminariste, avaient noté le remarquable ensemble de ses qualités humaines et spirituelles: équilibre, puissance et bonté semblaient le caractériser.
Son physique lui-même est révélateur. Sans doute, l'iconographie du Père Deshayes n'est-elle pas très riche: les apôtres, les saints n'ont guère le goût ni le temps de "poser" pour la postérité ! Nous possédons heureusement d'autres indications concordantes:
Gabriel Deshayes était de haute taille - 1 m 76 d'après son signalement officiel de 1825, soit légèrement plus que 5 pieds 5 pouces ; de constitution vigoureuse - et il en usera largement et jusqu'au bout, dans sa vie de proscrit comme dans ses diverses et lourdes tâches. Il avait" grand air" une voix puissante, un extérieur "imposant", plutôt sévère au premier abord. Pourtant "sa large et paisible physionomie, encadrée d'une abondante chevelure noire, ses yeux bruns, calmes et doux" révélaient surtout la bonté. Le teint pâle du jeune prêtre, avec l'âge et d'autres conditions de vie prendra des couleurs ; le corps un certain embonpoint. Mais, dans ses dernières années, le Père dira encore volontiers, en remerciant Dieu: "Je suis fort comme à quarante ans"34.
Au temps des persécutions, sous la Terreur, il suscite l'admiration, l'infinie reconnaissance, le dévouement aussi et souvent jusqu'à l'héroïsme des populations fidèles. Sa foi, son entrain confortent ses compagnons d'apostolat et de danger.
En 1801, lors du recensement du clergé breton en vue de la mise en application du Concordat, il est ainsi noté: "Âgé de 34 ans, insoumis, il reste caché dans le pays, s'est installé curé 35 de Paimpont, a des moyens et des mœurs"36.

Témoignages de Mgr de Pancemont et de Mgr Bécel

Mgr Mayneaud de Pancemont, évêque concordataire de Vannes (1802-1807), sur la recommandation d'un vicaire général connaisseur en hommes, se l'est rapidement attaché, nous l'avons vu, puis l'a nommé à l'importante cure d'Auray. Il en fait un remarquable éloge dans sa lettre du 18 mars 1805 au recteur de Beignon, désolé de perdre un tel auxiliaire!37 :
"C'est vous honorer vous-même que de choisir votre vicaire pour remplacer un homme d'un mérite aussi reconnu qu'était M Brélivet. Il marchera sur ses traces, et vous aurez part devant Dieu à tout le bien qu'il fera (..). Si jamais un ecclésiastique a été
placé dans un bénéfice curial malgré lui, c'est assurément M Deshayes. Aussi dois-je espérer fermement qu'il recueillera les bénédictions du Ciel sur ses travaux."

On prête aussi ce mot au prélat : "M. Deshayes ne va se coucher chaque soir, que pour rêver aux nouvelles merveilles qu'il exécutera le lendemain ! "38.
Il serait également intéressant de relever les appréciations - "éloges a contrario" - par ceux que l'action vigoureuse le zèle de "ce diable de curé" contrarient ou dérangent - et ils sont "légion" : sans-culottes de Paimpont ou d'Auray, administrateurs civils ou chefs militaires peu scrupuleux. Tous imploraient les dieux et les "supérieurs ecclésiastiques de leur envoyer des ministres plus convenables et plus disposés à vivre en bonne intelligence" ( ... ) en un mot, n'ayant pas "l'âpreté de M. Deshayes"39, Souvent l'humble et patiente bonté de ce "despote" suffira pour triompher de ces opposants, mais pas toujours.
Quant aux successeurs de Mgr de Pancemont sur le siège de saint Patem, tous partageront ses sentiments vis-à-vis de Gabriel Deshayes. Lorsque celui-ci devra s'éloigner du diocèse à partir de 1821, ils tiendront à ce qu'il ne cesse pas pour cela d'être grand-vicaire de Vannes et à ce qu'il agisse avec tous les pouvoirs attachés à cette dignité 40.
Mgr Bécel, évêque de Vannes de 1866 à 1897, voua toute sa vie un véritable culte à son compatriote de Beignon. En 1856-1857, il avait publié sur celui-ci une série d'articles dans l'hebdomadaire Le Messager de la Charité. 41
"Que ne m'est-il donné, écrivait-il, de reconnaître publiquement, comme prêtre et comme concitoyen, au nom de tous ceux qui ont eu l'avantage de connaître et d'apprécier le mérite et la vertu du P. Deshayes, une dette de respect, d'admiration, d'amour et de reconnaissance! "
Et, parlant d'Auray:
''Au milieu de cette population bénie, tout paraît encore animé de l'esprit de M Deshayes (..). Tout rappelle la présence d'un apôtre et l'action d'un homme de Dieu".
En tête de la seconde édition du livre de l'abbé Laveau, quelques années plus tard, le nouvel évêque rédige une "Approbation" enthousiaste:
"Nous nous réjouissons de pouvoir rendre publiquement hommage à la mémoire bénie d'un vénéré compatriote que l'Église de Vannes, dont il reste une des gloires les plus pures, s'honorera toujours d'avoir compté au nombre de ses meilleurs apôtres et de ses généreux bienfaiteurs. "
Bien plus tard, en 1889, il écrira encore au T.R.P. Maurille, Supérieur général de la Compagnie de Marie et de la Sagesse:
"Le P. Deshayes qui restera la gloire de mon pays natal, est un des meilleurs souvenirs de mon enfance. J'ai été élevé dans le culte de ce prêtre d'un grand mérite et d'une vertu peu commune (..) ; l'un des plus dignes successeurs du P. de Montfort"42.

* * * * * * *

34.Crosnier, op.cit.,t. II, p. 364. – On pourra lire dans le chapitre XXV, p. 360-363, une étude de quelques lithographies de Gabriel Deshayes
35.
"Curé" : c'est-à-dire ici "ayant charge de" ... On dirait aujourd'hui vicaire ou suppléant.
36.E. Sevestre, Le clergé breton en 1801, Paris 1912, p. 129: - Langlois, op. eh., p. 487.
37.Crosnier, op. ch., t. l, p. 100.
38.Idem, t. L p. 117.
39.Cf. Rapports du sous-préfet de Montfort. mai 1803 (Crosnier. I, 91-93).
- Lettre confidentielle de M. Bonnard, maire d'Auray sous l'Empire, au sous-préfet de Lorient, 4 novembre 1807 (Crosnier, l, 125-129).
- Dénonciation anonyme de 1818 (Langlois, 230).
40. Cf. Lettre de Mgr de Bruc au P. Deshayes, 26 février 1821, Archives de la Sagesse et Crosnier. I. 303.
41.De larges extraits en ont été publiés par la Chronique des F.LC.P., t. XV, de Juillet à décembre 1902. Le
texte intégral est conservé à la Bibliothèque Nationale; mauvaise photocopie aux arch. des FICP, Rome, carton 79 bis. - Le premier article de la série date du 13 décembre 1856.
42. Lettre du 20 juin 1889, arch. S.M.M. ; elle est reproduite dans E Chupin op. cit., p. 100-101.

 

L'élection de Gabriel Deshaves
à Saint-Laurent-sur-Sèvre
est elle-même révélatrice:

Le R.P. Duchesne, son prédécesseur à la tête des congrégations montfortaines, et qui, à ce titre, visite les établissements de la Sagesse

- en 1810, une dizaine dans le seul Morbihan -, désigne en toute connaissance de cause le curé d'Auray au choix de ses confrères : "Il retrouvait en lui, à un degré éminent, toutes les qualités et toutes les vertus que le premier fondateur souhaitait à ses Missionnaires"43.

Dans la Circulaire annonçant aux Filles de la Sagesse la nomination du R.P. Deshayes, la Sœur Saint-Calixte, Supérieure Générale, s'exprimait ainsi 44:

"Ce tendre Père (le P. Duchesne) a employé ses derniers moments à prendre les moyens de consolider l'œuvre dont il était chargé (..), en choisissant un chef capable de le remplacer. Il connaissait depuis longtemps M Deshayes, recteur d'Auray: il était son ami, et il savait que ce Monsieur portait le plus grand intérêt à (notre) Congrégation. Mais il n'était pas encore membre de la Société des Missionnaires. Cependant, ce fut sur lui qu'il fixa son choix (..).
"Notre Père l'ayant prié de venir le voir, M Deshayes arriva ici huit jours avant sa mort. Mors n'engagea à réaliser le désir qu'il avait depuis plusieurs années d'être Missionnaire. Ne pouvant se refuser aux pressantes sollicitations de son ami mourant, il s'agrégea à nos Messieurs ; et, dès ce moment, fut nommé par lui à la charge d'assistant, reconnu et accepté comme tel par les Missionnaires. Après quoi, il s'en retourna à Auray, où il n'était pas remplacé. Nous n'attendions que le consentement de son Évêque pour vous annoncer une nouvelle si intéressante. Mais la mort du Supérieur, survenant au bout de quelques jours, les choses devaient nécessairement changer de face. "

La suite est connue ...
Mgr Paillou, l'évêque de la Rochelle, dont dépendait alors Saint-Laurent et l'œuvre des Missions, professait la même estime pour le curé d'Auray et vicaire général de Vannes, déjà bien connu au-delà de son seul diocèse. A la Supérieure Générale qui lui annonçait le décès du R.P. Duchesne et le priait d'intervenir auprès de M. Deshayes, il répondait 45:

"Mes réflexions, sur tout ce que j'avais appris de l'attachement de M le curé d'Auray à votre Congrégation, m'avaient déterminé à vous écrire pour vous engager à le prier de vous procurer un Supérieur convenable. Je sais tout le bien qu'a fait et que fait journellement ce charitable pasteur (..). Il connaît tous les ecclésiastiques les plus recommandables (…).
"J'ignorais encore ce que vous venez de me marquer: qu'il est associé à la Congrégation de vos Missionnaires du Saint-Esprit. Cela m'a tranquillisé : je suis persuadé de tout l'intérêt qu'il prendra à une Congrégation dont il est membre ( . .). Je désire, surtout, que vous ayez un Supérieur zélé pour les missions ... "

Mais le prélat n'osait pas envisager que M. Deshayes "quitte le canton où son zèle le rend si nécessaire" Aussi devine-t-on sa joie lorsqu'il apprit et l'élection de Gabriel Deshayes, et la généreuse acceptation de celui-ci avec le non moins généreux consentement de l'évêque de Vannes. Il s'empressa de ratifier ce choix; et, avec ses chaleureuses félicitations au nouveau Supérieur, il lui donnait aussitôt le titre et les pouvoirs les plus étendus de vicaire général 46.

En ces moments si graves pour les uns et pour les autres, et d'une telle importance pour la vie d'Églises diocésaines et de familles religieuses, ces appréciations, ces jugements pratiques prennent une singulière valeur; il ne s'agit ni de toasts amicaux ni d'éloges mondains!

Pour Mgr de Bouillé, évêque de Poitiers à partir de 1819 et qui voit le Supérieur à l'œuvre, Gabriel Deshayes est "l'homme de son siècle"'. Mgr Clément de Villecour, "le saint évêque de la Rochelle et futur cardinal de Curie", protecteur des Petits Frères Agriculteurs de Saint-François d'Assise, "aimait à répéter qu'il n'avait jamais rencontré un homme comparable à M. Deshayes pour la confiance sans bornes qu'il avait en la Providence »47.

Et, parfois au milieu de grosses difficultés administratives et malgré des divergences de vues, le P. Deshayes s'assurera l'amitié, l'affectueuse estime de prélats aussi différents que Mgr Soyer de Luçon, Mgr de Guérines de Nantes, Mgr Angebault d'Angers.

Amitié, affectueuse estime aussi d'un Jean-Marie de la Mennais, d'un abbé Ruault 48. Et ici il faudrait également entendre les premiers Frères d'Auray. Si filiaux qu'ils se montrent, aussitôt et sans réserve envers le P. de la Mennais, ils ne peuvent oublier les prémices de leur vocation. Relisons, par exemple, la lettre du F. Hippolyte Morin de Ploërmel au F. Augustin, des Frères de Vendée et premier successeur du P. Deshayes à leur tête, de 1841 à 1852. Il Y évoque les noms, les lieux, les principaux événements de ces années héroïques et bénies, mais surtout la personne et l'action du "bon P. Gabriel Deshayes", du "vénérable Père"49.

 

* * * * * * *

 

43. Crosnier, op. ch., p. 10.
44.
Arch. de la Sagesse; extrait reproduit dans Chupin, op. cit., p. 51.
45. Lettre du 8 Janvier 1821. Arch. de la Sagesse, carton 7, W liasse. Crosnier, op. cit., t. l, p. 298-299.
46. Crosnier, op. cit., t. II, p. 409.
47. Idem, t. II, p. 402.
48. Voir ci-dessus, p. 9-10
49. Lettre du ln mai 1868, arch. des FICP, carton 80 - Le A Hippolyte Morin entra au noviciat d'Auray le 9 septembre 1820. Il sera l' un des Frères les plus éminents des débuts de la Congrégation: longtemps maître des novices puis assistant. Le 26 août 1835, le P. de la Mennais l'avait désigné pour lui succéder en cas de décès. Cet acte est signé des deux supérieurs généraux; il est reproduit par Laveille, op. cit., t. H, p. 61-62. Le F. Hippolyte mourra le 6 décembre 1886.