Gabriel DESHAYES

Sa Spiritualité

F. Yves-Jean Labbé

Gabriel Deshayes
et la Fondation des Frères de Ploërmel

Nous avons laissé, pour la fin de ce survol, le râle du Père Deshayes dans la vie de l'Institut des Frères de Ploërmel, supposant cela mieux connu des lecteurs de cette revue.
Chronologiquement, il a devancé le Père de la Mennais dans l'œuvre des "petites écoles" que réclamait l'enfance délaissée des campagnes de la province.
Dès 1808-1809 21, il songe à une société d'instituteurs ruraux, alors qu'il sollicite des Frères de la Salle pour sa propre paroisse. Au début de 1816, il prépare des jeunes gens dans son presbytère. 1818: huit de ses "Petits Frères"22 tiennent déjà des écoles, dont le Frère Paul qu'il a cédé au vicaire capitulaire de Saint-Brieuc pour Pordic. En 1819, il lui en confie d'autres, à commencer par les Frères André, Charles et Gabriel pour Dinan.
Quand, le 6 juin 1819, en la fête de la Très Sainte Trinité, Gabriel Deshayes et Jean-Marie de la Mennais signeront le Traité d'Union qui les associera dans la direction d'une œuvre commune, sans doute se connaissaient-ils déjà de réputation depuis longtemps, et ils s'étaient rencontrés à diverses reprises en 1817 23. S'ils vivent d'une spiritualité identique, ils partagent aussi les mêmes vues sur l'urgence d'une éducation chrétienne des enfants du peuple, sur son organisation pratique (Frères au presbytère, financement...), organisation déjà mise en œuvre par le curé d'Auray.
Après cet acte - Charte de la fondation de l'Institut 24- le R Deshayes est radieux et laisse éclater sa joie devant ses fils: l'avenir est assuré, cette belle œuvre ne repose plus sur un seul homme. Il a donné sa confiance à M. de la Mennais, il ne la lui retirera jamais ; une confiance pleine de tendre amitié et de sincère admiration. Ils ne font désormais plus qu'un. Jean de la Mennais éprouve les mêmes sentiments, le même enthousiasme. Trente ans plus tard, dans une boutade à un journaliste 25, il sourira de ce singulier traité, mais pour conclure: "Comme les deux fondateurs se convenaient admirablement l'un à l'autre, sous tous les rapports, et qu'ils s'aimaient, tout alla à merveille".
Trois mois après la retraite de 1820 à Auray, retraite d'une importance toute particulière à bien des titres dans l'histoire de la Congrégation, c'était le choix du Père Deshayes comme Supérieur par les familles montfortaines. Nous l'avons suivi en Vendée ...
Mais il n'abandonnait pas pour autant l'œuvre des Petits Frères en Bretagne. Avec sagesse, avec son habituel désintéressement, il en remit le gouvernement - et, dans sa pensée première, c'était totalement - à M. de la Mennais. On sait que celui-ci n'accepta "qu'à la condition que tous deux travailleraient de concert et se réuniraient de temps en temps pour régler les affaires les plus importantes" 26. Accord admirablement respecté.
Dans ce "gouvernement à deux", le R Deshayes s'intéresse à tout, rend à l'occasion les services en son pouvoir - par lui-même, par ses missionnaires, ses religieuses ... - ; il oriente vers Ploërmel des vocations mais il n'intervient comme Supérieur que dans les "grands actes" :

* Par exemple lors des Retraites annuelles, temps forts de la vie de la Congrégation:
* Retraite extraordinaire de Mai 1821, au "Père Éternel" à Auray 27;
* Retraite de 1822 à Josselin, où fut lue l'Ordonnance royale obtenue par les deux supérieurs et qui accordait l'existence légale à la petite société;
* et jusqu'à celle de 1841 qui fut celle des adieux, et dont les archives de l'Institut et tous les biographes des Fondateurs ont précieusement conservé les émouvants souvenirs (épisode du cimetière ...)

Cette Maison-Mère de Ploërmel, c'est Gabriel Deshayes, grand restaurateur de mines, qui l'avait achetée en 1824 et mise à la disposition des Petits Frères de Bretagne 28. Légalement, il en demeurera le seul propriétaire jusqu'à sa mort: Il la lèguera à Jean-Marie de la Mennais et à sept Frères désignés. Mais, dès le Il juin 1831, il avait signé à son alter ego une procuration authentique 29 en vue d'user en son nom de tous ses pouvoirs et de le représenter dans tous les cas où le besoin serait, promettant de ratifier tout ce qu'il jugerait convenable de faire et le ratifiant dès à présent 30. On reconnaît le style, l'esprit et le cœur du "bon Père Deshayes".

"Grands actes" encore:

• La Convention de 1826 qui délimitait en Loire-Inférieure (aujourd'hui Loire-Atlantique 44) les champs d'apostolat respectifs des deux branches bretonne et vendéenne des Frères de l'Instruction Chrétienne :
• ou l'Acte du 26 août 1835 qui réglait le gouvernement des Frères de Bretagne à la mort du P. de la Mennais.

Il est pourtant évident que cette collaboration de vingt-trois ans avait dû poser parfois des problèmes délicats; quelques-uns sont connus, ainsi le cas du Frère Ignace, en 1839. Ils révélèrent, une fois de plus, les qualités des deux supérieurs. Seule la mort de l'aîné mettra fin à leur commun gouvernement 31.
Et, dans la terrible épreuve de Jean-Marie de la Mennais, conséquence de la défection de Féli, la confiance, l'affectueuse fidélité du bon et saint Père Deshayes seront sans faille. Le Père Ruault, aumônier de la Maison-Mère de Ploërmel, aimera s'appuyer sur ce témoin vénéré pour la défense de leur ami commun. 32
"Y eut-il jamais, écrit Mgr Crosnier, dans l'histoire de l'Église, un plus bel exemple d'union fraternelle, alliance plus durable et plus complète, entre deux fondateurs d'une Congrégation?
( ... ) Voilà deux volontés d'hommes qui n'en ont fait qu'une absolument, pour le bien de l'enfance et de la jeunesse! L'explication a été donnée déjà: les deux Fondateurs étaient des saints." 33

Derniers jours ... vers une sainte mort

Ce n'est pas sans raison profonde que les biographes des saints insistent sur leurs derniers moments, sur leur mort qui, à l'image de celle du Christ, nous apparaît comme le sommet et la synthèse de toute une vie d'amour pour "Dieu Seul" et les frères.
Pour Gabriel Deshayes, il en est bien ainsi : l'homme et le prêtre, l'apôtre et le saint, le fondateur et maître spirituel se révèlent alors dans la pureté, la clarté toute simple d'un crépuscule d'automne.
"La vie était belle, constamment tournée vers Dieu. Elle était déjà longue, puisqu'il était sur le point d'entrer dans sa soixante-quinzième année. Le corps était resté vigoureux (...). Il tomba presque en pleine force"'.
Fin juillet 1841, il visite encore, en compagnie de la Supérieure générale, les Maisons de la Sagesse en Bretagne. A Lorient, il est frappé d'une congestion cérébrale. Il s'en remet assez vite ; séjourne à "La Chartreuse", parmi ses chers sourds-muets ; participe à la retraite des Frères, à Ploërmel ; et, par Saint-Gildas-des-Bois, rentre à Saint-Laurent le 13 septembre. Un abondant travail de bureau l'y attendait. Il s'y attelle avec sa calme ténacité mais avec une résistance qui s'affaiblit de jour en jour. La pensée de la mort lui est familière, et il offre sans succès sa démission ... Les derniers mots que l'on surprendra sur ses lèvres exprimeront sa pensée profonde: "La volonté de Dieu!" et son amour pour tous ses enfants, surtout les plus pauvres, les plus infortunés.

Le 28 décembre après-midi, il expira doucement. Dès cet instant se multiplièrent les manifestations d'une nouvelle et plus éclatante vénération pour ce grand et fidèle serviteur du Seigneur et de son Église.

* * * * * * *

21. Ara. des Frères de Saint-Gabriel: "Chroniques" du F. Augustin, p. 1 : du même auteur: "Petit cahier, n° 1 ", p. 3
22.
"Petits Frères" ... que l'on distinguait ainsi des "Grands Frères" des villes de M. de la Salle.
23. Cf. Études mennaisiennes, n° 5, p. 8
24. G. Deshayes à J.-M. de la Mennais, à la retraite d'Auray en 1820 (F. Augustin, Nova Inquisitio, p. 758, -
Cf. Crosnier, t. II, p. 146).
25. L. de Kergorlay, Revue pro iodai, ril1849.
26. Cf. Crosnier, op. cit., t. II, p. 58-59.
27. Retraite "extraordinaire" par sa date, en cours d'année scolaire: un congé spécial fut accordé aux écoles. A l'issue de cette retraite, les novices du P. Deshayes furent partagés entre Auray, Saint-Brieuc et Saint-Laurent-sur-Sèvre.
28. Le P. de la Mennais acquerra ensuite et dès que possible l'aile est, alors propriété de la ville.
29. Crosnier, op. cit., t. II, p. 175-178.
30. Idem, t. II, p. 186-188.
31. Cf. Laveille, Jean-Marie de la Mennais, Paris, Poussielgue, 1903, t. II, p. 525.
32. Op. cit., t. II, p. 190.
33. Crosnier, op. cit., t. II, p. 328.