Gabriel DESHAYES

Sa Spiritualité

F. Yves-Jean Labbé

Le curé d'Auray 1805-1821)

Pour donner quelque idée de l'action du "plus prestigieux des curés du diocèse"10, de ce "bienfaiteur universel du pays "11, il faudrait de nombreuses pages. L'historien Crosnier, ans prétendre être exhaustif, y consacre plus spécialement sept chapitres de son premier tome:
• Pacification des esprits. Relations avec les autorités religieuses, civiles, académiques, militaires.
"Les Cent-Jours' avec leurs convulsions au pays des Chouans12.
• Restauration de l'église Saint-Gildas et des œuvres paroissiales: liturgie, confréries, hospices ...
• Enseignement : prédications, missions, catéchismes, direction spirituelle. Retraites fermées pour laïcs. Conversions individuelles.
Enseignement des enfants et des jeunes : l'ouverture d'écoles primaires chrétiennes à Auray avec les Filles de la Charité de Saint-Louis et les Frères des Écoles Chrétiennes prélude à de prochaines fondations ...
Un collège secondaire est créé dont le curé acceptera d'être le "principal" intérimaire. Le Petit Séminaire de Sainte-Anne d'Auray est confié aux Pères Jésuites. Souci de toutes les vocations.
• Charité pastorale multiforme: aumônes ponctuelles - le bon curé désespère sa gouvernante : il donne tout ! - mais aussi organisation hardie et précise d'œuvres sociales en faveur des chômeurs, des prisonniers, des pauvres honteux, etc. C'est un curé "mobilisateur".
• Activités extra-paroissiales: l'œuvre des filles de Beignon, la Chartreuse rachetée pour accueillir des sourds-muets, les Retraites et grandes Missions, le combat contre le jansénisme et le gallicanisme ...
Depuis 1816, au plus tard, Gabriel Deshayes est aussi vicaire général du diocèse.
• Et déjà germent et grandissent la Congrégation des Petites Sœurs de l'Instruction Chrétienne - de Beignon 1807 ... 1820 ; plus tard de Saint-Gildas 1828 - et celle des Petits Frères: après bien des projets, Gabriel Deshayes accueille, le 10 janvier 1816, Mathurin Provost qui en sera le premier membre.
Mais d'abord et à la base de toute cette activité, la prière, l'abandon paisible à la Providence, une vie très mortifiée et toute donnée.
Ame de missionnaire, libre de toute attache et brûlante de zèle, avec une prédilection pour les plus malheureux et les plus abandonnés, le saint curé d'Auray était prêt pour un nouvel appel du Seigneur.

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10. Idem, op. cit., p. 486.
11. Crosnier, op. cit., t. l, p. 292: appréciation de M. Humphry.
12. "Les Cent-Jours" : Dans l'histoire de France, période comprise entre le retour de Napoléon de Ille d'Elbe et sa seconde abdication après Waterloo (1815).

 

A Saint-Laurent-sur-Sèvre

Le 17 décembre 1820, le R.P. Duchesne, Supérieur général de la Société des Missionnaires de Marie13 et des Filles de la Sagesse choisissait Gabriel Deshayes comme Assistant et mourait cinq jours plus tard. Conseillé par son évêque - qui ne veut "considérer que le plus grand bien de l'Église" - le curé d'Auray part pour Saint-Laurent, siège des congrégations montfortaines. Un mois plus tard, il en devient le Supérieur général.
Sans doute l'époque, les circonstances expliquent-elles pour une part ce choix qui peut d'abord surprendre. Mais celui-ci révèle aussi le prestige, la réputation de sainteté et d'efficacité dont jouissait le curé d'Auray. Pour ces deux familles religieuses, il sera vraiment "l'homme de la divine Providence". En vingt années de généralat, il relève et affermit la Compagnie missionnaire des Pères qu'il avait trouvée moribonde, il suscite un grand essor des Filles de la Sagesse.
Comme il l'avait fait pour sa Bretagne, il procure aussi des instituteurs chrétiens à la Vendée et aux diocèses voisins: les Frères de l'Instruction chrétienne de Saint-Gabriel.
Il propage les établissements d'éducation pour sourds-muets, pour aveugles. Et les circonstances - pour lui, la Providence - conduiront l'infatigable ouvrier à entreprendre bien d'autres tâches encore:

Frères Agriculteurs de Saint-François d'Assise,
Conseils et soutien à d'autres fondateurs ...

"Saint-Laurent" et ses deux Maisons-Mères suffiraient largement à l'occuper. Mais il est Supérieur direct de trois Instituts14 et associé au Père de la Mennais pour un quatrième.
Supérieur, il visite. L'itinérance qui a marqué sa vie dès les débuts tragiques de son ministère se poursuit donc. On devine les charmes et le confort, à l'époque, de ces incessantes pérégrinations, du Mont-Saint-Michel ou du Morbihan aux bords de la Méditerranée, de Lille à Bordeaux, souvent à Paris et même une fois jusqu'à Rome15 En route, il prie, réfléchit, dicte du courrier, au besoin il "récupère" : sa robuste santé lui permet de dormir peu et à volonté. Dans les diocèses qu'il traverse, il demande des missionnaires ; il adresse des postulants et postulantes à ses congrégations et aux autres, car il a le cœur "catholique". Rencontre-t-il sur son chemin des malades, des blessés, il s'en occupe amoureusement.
Le voici arrivé, dans une maison de la Sagesse par exemple. Il voit les Sœurs individuellement "en direction". Souvent il leur donne une retraite: cinq ou six jours d'enseignement et de confessions. Il s'intéresse à tous leurs travaux ; il interroge, console, encourage. Il aime trop pour n'être pas exigeant quand il s'agit du service du Seigneur et des Frères. Mais sa note dominante est la bonté. C'est toujours avec les plus vifs regrets qu'on voit s'éloigner celui que bien vite on n'appelle plus que "le bon Père Deshayes".

Chaque nouvelle année, chaque trimestre et en certaines fêtes ou événements exceptionnels, il adresse une circulaire à toute la Congrégation, à ses Congrégations. Sa correspondance est écrasante. Gabriel Deshayes ne s'inquiète pas trop des grâces du style. Il se montre vrai, direct et simple, soucieux uniquement d'efficacité spirituelle et apostolique.
Le Supérieur des Missionnaires est, de par la volonté formelle du Fondateur, le protecteur naturel des Sœurs, le défenseur de leurs droits et intérêts légitimes. La misère imposée par les circonstances n'est pas non plus la forme normale de la pauvreté religieuse. L'ancien curé d'Auray se fit donc à nouveau - et il le restera jusqu'à la mort - quêteur, entrepreneur, agent-voyer; mais aussi avocat vigoureux et habile face aux administrations de l'Académie, des Hôpitaux, des Prisons, au besoin "en haut lieu" dans les Ministères.
Une incompréhension particulièrement pénible et imprévue fut celle qui survint entre le nouvel évêque de Luçon et Saint-Laurent, presque au début du supériorat du Père. Aussi humble et charitable que ferme dans la défense des Constitutions du Père de Montfort, Gabriel Deshayes aura ensuite en Mgr Soyer (1821-1845) un grand et fidèle ami.
Missionnaire et supérieur de missionnaires, successeur du Père de Montfort, Gabriel Deshayes prêche de grandes missions populaires - apostolat qui lui a toujours été cher, on s'en souvient -, des Avents, des Carêmes, des Retraites ecclésiastiques et séculières ... Sous son impulsion, la petite Compagnie de Marie remplit ainsi une tâche évangélisatrice dont les évêques mesurent l'efficacité. Le 15 mars 1826, Mgr Soyer écrivait au Souverain Pontife16 :
"Des hommes apostoliques, connus sous le nom de Missionnaires du Saint-Esprit, ne cessent encore aujourd'hui de rompre le pain de la parole aux petits et aux pauvres de la campagne. Quel bien n'ont-ils pas fait et ne font-ils pas encore 1. .. La Vendée doit la conservation de sa foi à ces Missions fondées par le P. de Montfort et continuées depuis par des hommes remplis de son esprit et animés de son zèle et de sa charité. "
Et Mgr Bouillé, de Poitiers17 : "C'est à la Maison de Saint-Laurent que nous devons la conservation de la religion dans tout ce pays qui l'entoure".
A sa mort, le P. Deshayes laissera la Compagnie de Marie encore bien modeste sans doute, avec 18 Pères, de 40 à 50 Frères coadjuteurs, tous liés par des vœux 18 mais solidement organisée, "louée" par le Saint-Siège et toute prête pour d'importants développements. Les Filles de la Sagesse seront alors 1668 religieuses et novices, en 128 établissements. La Cause de béatification du Père de Montfort sera en bonne voie.
Les Frères instituteurs "de Saint-Gabriel" compteront 135 profès et 10 novices. Ils enseigneront 3 500 élèves dans 43 écoles.
Quant aux Petites Sœurs de l'Instruction Chrétienne, en 1828 elles ont installé leur Maison-Mère - au prix de longues et délicates démarches du Fondateur et de l'héroïsme de ses Filles - dans l'ancienne Abbaye bénédictine de Saint-Gildas-des-Bois, alors très délabrée, au diocèse de Nantes.
Depuis 1833, Gabriel Deshayes est secondé dans la direction de cette Congrégation par l'abbé Angebault, homme de talent et de grande vertu - futur évêque d'Angers (1842-1869) -, mais dont les conceptions et les méthodes de gouvernement ne seront pas toujours en totale harmonie avec celles du P. Deshayes. Admiration réciproque et parfois souffrance réciproque aussi dont tous deux s'ouvriront au P. de la Mennais, l'ami commun de Ploërmel.
En 1841, le jeune Institut dirigera 38 établissements, avec 194 professes et 50 novices; chiffres qui, vingt-cinq ans plus tard, auront plus que doublé, l'élan imprimé par le Fondateur ne s'étant point
"Ne laissez aucune bonne œuvre sans l'accomplir". C'était une consigne chère au P. Deshayes. Il l'a pratiquée avec le discernement spirituel d'un "serviteur" de "Dieu Seul", toujours prêt à s'effacer, à confier ses fondations à des collaborateurs et continuateurs dont les succès le réjouissaient: "Je commence, d'autres achèveront et perfectionneront19.
Il faudrait rappeler ici la fondation des Frères Agriculteurs de Saint-François d'Assise, petit Institut, tout de pauvreté et de charité, le benjamin de Gabriel Deshayes (novembre 1839) et qui s'unira, soixante ans plus tard, aux Salésiens de Don Bosco. Et signaler encore la participation active du Père à la fondation des Sœurs de l'Ange Gardien par le Père Onnières et Sœur Pascal, de l'Institut de Saint-Gildas. Cette vaillante Congrégation, toujours bien vivante dans le Midi de la France, en Espagne et dans les Missions, estime lui devoir son existence.

Bien d'autres fondateurs et fondatrices bénéficièrent de même de son aide totalement désintéressée20.

 

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13. La Société des Missionnaires de Marie, S.M.M., est connue sous d'autres noms: Missionnaires du Saint-Esprit, Missionnaires de la Compagnie de Marie, Pères Montfortains ...
14. Ce n'est qu'en 1833 que M. Angebault prendra la charge immédiate des Sœurs de Saint-Gildas.
15. Et quelle variété de travaux, selon les lieux: orphelinats, ouvroirs, écoles gratuites, hôpitaux, asiles de vieillards ...
16. Arch. S.M.M. - Lettre citée par l'abbé F. Chupin, Gabriel Deshayes, documents et témoignages, Pontchâteau, Libr. mariale, 1929, p. 82.
17. Laveau, op. cit. 24 éd., 1866, p. 125. - Crosnier, Op. cit., t. l, p. 380, note 1 témoignage rendu à la S.M.M. au Concile de Poitiers, en 1868.
18. Crosnier, op. cit., t. II, p. 101-102
19. Idem, t. II, p. 400
20. Cf. Crosnier, t. II, chap. XXIII.